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[EESI] Prix de l’École européenne supérieure de l’image 2007

Le Prix de l’École européenne supérieure de l’image créé en 1995 couronne une œuvre, un auteur ou un choix éditorial dans le domaine de la bande dessinée qui corresponde à un certain objectifs pédagogiques de l’école.

BEN KATCHOR
http://www.katchor.com

Lumière du
Synchroton
,
par Thierry Smolderen
A propos de Ben
Katchor : 
<span
style="font-style: italic;">Julius
Knipl,
Casterman et 
<span
style="font-style: italic;">Le
Juif de New York,
Amok.


Le premier livre traduit
en Français de Ben Katchor est sorti en 2001 : "Le Juif de
New York" , un magnifique roman graphique dont on n’a vraiment pas
assez parlé.

Ensuite est
paru "Julius Knipl, photographe urbain", 
qui a été reçu en France par une
polémique assez virulente sur le choix éditorial
de Casterman (les pages ont été plus qu’un peu
"charcutées" pour être publiées au
format voulu par la collection). La polémique a
malheureusement occulté les qualités de l’oeuvre,
qui méritait un accueil
<br
style="font-weight: bold;">
plus attentif. <br
style="font-weight: bold;">
Le grand thème
que traite Ben Katchor pourrait se résumer en un mot un peu
prétentieux mais qui me semble incontournable ici : il
s’agit de voir le monde, et en particulier la ville de New
York, comme un palimpseste. Ce terme, on le sait, désigne un
parchemin qui a été effacé pour
être réutilisé pour d’autres
écritures. Parfois le désencrage est insuffisant,
et on peut encore lire les lettres du manuscrit original entre les
lignes du nouveau texte (en se faisant ou non aider d’un synchroton,
m’apprend Wikipedia). C’est bien à cet exercice de
déchiffrement (mais sans synchroton et sans Wikipedia) que
nous invite Julius Knipl, petit artisan
spécialisé dans la photo d’immeubles à
vendre, qui a le don de voir tout ce qui est en train de
disparaître dans les interstices d’une ville en
perpétuelle transformation.
<br
style="font-weight: bold;">
A travers son personnage,
Katchor nous apprend à "attraper" au vol (il faudra lui
demander un jour si "Katchor" -"the catcher", " l’attrapeur",
est son vrai nom) - ces choses sans importances qui
n’arrêtent pas d’alimenter les caniveaux de la "Grosse Pomme"
, débris qui flottent sur le fleuve du
temps, et qui vont du pamphlet
ésotérico-politique, au chalumeau de soda, en
passant par le liquide amniotique qui s’écoule d’un lobby
d’hôtel lavé à grandes eaux.
<br
style="font-weight: bold;">
Cet
intérêt de Katchor pour
l’infra-ordinaire (comme disait Perec) n’a rien d’un exercice gratuit,
car à chaque fois, ce que révèle
l’objet intersticiel en voie de disparition, c’est la
présence d’un rêve, ou d’un souvenir humain qui
lui est attaché. Il en va de
même pour les immeubles, les boutiques oubliées
depuis un siècle dont la démolition
<br
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ou la vente font
brusquement réapparaître un
élément significatif d’existence.
Derrière chaque invention aussi dérisoire ou
minuscule soit-elle, derrière chaque produit pour les
cheveux, chaque onguent, il y a le rêve
d’un inventeur qui lui a dédié quelques
années de sa vie au risque éventuellement d’y
perdre femme et enfants, mais jamais la mémoire.
Derrière chaque petit métier idiot, ridicule,
minuscule, perdu dans le bruissement de la ville, il y a un homme ou
une femme capable d’en évoquer passionnément les
nuances et les pièges.
<br
style="font-weight: bold;">
Bien entendu, tout cela
est décrit sur un ton pince-sans-rire, avec un remarquable
respect du détail (vrai ou inventé de toute
pièce).


Ce qui frappe aussi,
c’est la place importante que tient Katchor, au milieu d’un petit
groupe informel de "graphic novelists" américains
particulièrement habités par les questions de
lieux et de temps, et qui sont incontestablement, avec lui, les
pionniers d’un genre littéraire nouveau. Son oeuvre qui a
commencé dans les pages de "Raw", la fameuse revue
underground de Spiegelman, éclaire d’un rayon
révélateur, l’espèce de grande
rêverie collective qui relie la "Short Story of
America" de Robert Crumb à "Here" de 
Richard McGuire, et le "Building Stories" de Chris Ware à
"L’Ombre des deux Tours" de Spiegelman et à "La
Cité de Verre" adaptée par Paul Karasic
et David

Mazzucchelli
(d’après le roman de Paul Auster). Il y aurait là
de quoi faire une magnifique anthologie des histoires
consacrées à l’espace-temps urbain
américain, anthologie dans laquelle trônerait, au
premier rang, le "Julius Knipl" de Katchor, et sa sublime
variation sur les vertiges de l’identité
américaine, "Le Juif de Nerw York" - incroyables
histoire de peaux - peau de castor, d’homme grenouille, de
clochard nu, peau d’acteur de théâtre, peau de
juif et d’indien, - qui nous ramènent tout droit 
au palimpseste. Et à la lumière des choses
effacées - à la lumière du
synchroton.


Thierry Smolderen