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[info] Entretien avec Kiriko Nananan

Par Benoît Peeters
Traduction : Corinne Quentin


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Comment
êtes-vous devenue mangaka ?

Petite,
j’aimais les mangas pour les enfants et je les recopiais.
Plus grande, j’ai recopié des mangas pour filles
(shojo manga). Adulte, j’ai imité les mangas pour
adultes et c’est peu à peu que mon propre dessin
est devenu plus personnel. Depuis l’âge de 5 ans,
j’avais le désir de devenir mangaka. Donc je ne
faisais pas que recopier, j’arrangeais une histoire
à ma façon et la dessinais. Par exemple, dans les
journaux quotidiens sont insérés des prospectus
publicitaires, dont le verso est blanc, j’en
récupérais tant que je pouvais pour dessiner
dessus. Je pouvais y passer des heures entières. Et
j’avais vraiment des histoires en tête.
Voilà comment je passais mon temps.


C’étaient
surtout les mangas qui vous passionnaient, ou aussi les autres livres,
les films, la télévision ?

Comme
j’avais décidé que je serais auteure de
manga, je n’avais pas idée de faire du
cinéma ou de devenir romancière. En y repensant
maintenant, si je me demande pourquoi, je me rends compte que
c’est quelque chose que j’ai compris dès
les classes primaires. J’étais douée en
dessin et en rédaction. Pour le reste
j’étais plutôt nulle. Et comme le texte
associé au dessin, c’est justement la manga, je
pense que c’était ce qui me convenait.


Et quels sont les
mangakas qui vous ont le plus influencée ?

Tsumugi Taku
était un auteur de manga pour filles. Au début
j’aimais bien cet auteur. Mais la personne qui a vraiment
changé ma vision de la manga c’est Okazaki Kyoko.
C’est une dessinatrice de manga très connue.
Okazaki Kyoko a écrit un livre intitulé Pink.
Quand je l’ai lu pour la première fois,
ça a été une vraie
révolution pour moi. Et j’ai
complètement changé ma façon de
dessiner.

Habituellement,
dans les revues de mangas pour filles, il faut se soumettre
à toutes sortes de contraintes. Par exemple, il ne faut pas
dessiner de scènes érotiques, pas de
scènes avec des baisers ou du moins pas de baisers profonds.
Ou encore il faut que les personnages de filles soient sages. Il y a
tout un ensemble de choses à respecter et ça ne
me convenait pas du tout. Et c’est justement alors que je me
posais beaucoup de questions à ce sujet que j’ai
découvert Okazaki Kyoko. Bien que ce soit une manga
écrite par une femme, elle était libre.
C’est grâce à elle que j’ai pu
décider de faire moi aussi ce que j’avais envie de
faire.


Pendant votre
adolescence, vous lisiez aussi des mangas plus
« maculins » ? Des
auteurs comme Otomo, ou Tsuge ?

Pas quand
j’étais au lycée. Je suis originaire de
province, c’était la campagne et il n’y
avait pas autant de livres qu’à Tokyo.
C’est une fois à Tokyo que j’ai
découvert l’existence de la revue Garo. A ce
moment-là je n’ai pas lu Otomo Katsuhiro, mais
Tsuge Yoshiharu et Hayashi Seiichi, que j’ai
découverts à ce moment-là.


Tsuge, selon vous,
c’est un auteur pour hommes ?

En
réalité, non. Les hommes autant que les femmes
peuvent lire un certain type de mangas. C’est ce que
j’ai appris de Okazaki Kyoko. Et puis ensuite il y a eu Tsuge
qui se situait dans le même monde. Tsuge est un homme, mais
il peut être lu par les filles. Dans le contexte japonais, ce
genre de choses est loin d’être évident.


Vos débuts
professionnels coïncident avec la revue Garo ?

Oui, quand
j’ai commencé mes études de dessin
à Tokyo, j’ai passé beaucoup de temps
à faire le tour des éditeurs pour proposer mes
mangas. Et c’est la revue Garo qui m’a permis de me
lancer. C’est donc une revue à laquelle je suis
profondément attachée. Garo était la
seule revue où rien n’était
fixé d’avance. Le nombre de pages, le contenu, le
style, tout était laissé à la
liberté de l’auteur. Et c’est en
expérimentant cette liberté que j’ai pu
découvrir ce qui était mon goût
personnel. Si j’avais débuté dans une
maison d’édition plus directive, je pense que je
ne serais pas ce que je suis aujourd’hui.


Vos premières
histoires avaient un côté très
expérimental. Comment réagissaient les
lecteurs ?

J’ai
commencé à publier dans Garo
à 20 ans, mais la revue était lue par des
personnes plus âgées. Comme
j’étais une gamine qui débarquait
là, on m’a un peu bousculée, on
m’a critiquée, mais en même temps, de la
part des jeunes de mon âge qui lisaient Garo, les
réactions dans les enquêtes étaient
plutôt bonnes. Beaucoup disaient qu’ils attendaient
la prochaine histoire avec impatience et ça me faisait
plaisir. Quand on me critiquait ça me blessait. Mais
ça ne changeait pas ma détermination. Juste
après mes débuts dans Garo une autre maison
d’édition, Magazine House, qui publiait la revue
Comic are m’a proposé de travailler. Et
c’est dans Comic-Are qui n’existe plus maintenant
que j’ai travaillé le plus. Là non plus
on ne m’a pas donné de conseils mais du coup
j’étais aussi très libre.


Et vous avez avez
d’emblée adopté ce style
très dépouillé, quasi
minimaliste ?

Je ne sais pas
moi-même d’où ça vient.
Plutôt que de dessiner une manga, je travaille comme si je
dessinais chaque case comme une illustration à part
entière. C’est vers ça que ma
façon de travailler a peu à peu
évolué. C’est pour ça que
pour moi une manga est d’abord une combinaison de plusieurs
cases dessinées une à une. Pour moi il serait par
exemple possible de ne garder qu’une seule case
isolément pour en faire une affiche ou un T-shirt. Je
travaille de plus en plus dans ce sens, pour que chaque dessin soit
suffisamment fort pour être éventuellement
isolé. C’est pourquoi le rapport du blanc et du
noir, le contraste, j’y suis devenue de plus en plus
sensible. Par exemple un visage au milieu du blanc s’il est
décalé d’1 cm à droite ou
à gauche ça ne va plus. La position de chaque
élément est le résultat
d’une mesure, d’une décision
précise. Mais bien sûr, la page doit pouvoir elle
aussi être vue comme un ensemble, comme une sorte
d’affiche. Et tout autant la double page. Je veux que la vue
d’ensemble soit équilibrée. Il
n’y a donc pas que le dessin qui compte, mais aussi le
rapport des noirs et des blancs, le positionnement du texte. Pour le
texte aussi, un décalage ne serait-ce que d’1 cm
change complètement l’effet d’une page.
J’essaye donc de travailler en tenant compte de tout cela.


Effectivement, dans un
livre comme Blue, certaines pages ne comportent que des textes, et
pourtant leur logique reste clairement celle d’une bande
dessinée.

Oui…
Tout à l’heure j’ai parlé
d’images isolées, presque comme des
posters, mais en même temps la manga est quelque chose qui se
lit selon un fil conducteur. C’est à
l’intérieur de ce mouvement que les cases sans
images sont quand même senties comme manga. À
certains moments, le fait que le texte soit seul au milieu du blanc,
sans dessin, donne une force particulière. Par exemple, le
fait de décrire la tristesse au milieu d’un vide
peut renforcer la sensation de tristesse.


Dans toutes vos
histoires, vous semblez attacher beaucoup d’importance
à ce qui est suggéré…

Je suis
obsédée par l’entre-deux, tout ce qui
est entre les lignes. C’est pour ça
qu’il y a beaucoup de vides, que les surfaces noires sont
très grandes. Dans cet espace, s’expriment,
j’espère, les sentiments qui ne peuvent pas
être mis en mots. Mais il y a une part inconsciente dans mon
travail et je ne peux pas complètement expliquer comment
ça fonctionne.


Dans un récit
comme Blue, la part autobiographique est-elle très
importante ?

Quand
j’étais lycéenne, j’avais
déjà décidé
d’écrire Blue. Et parmi les filles autour de moi,
lycéennes comme moi, sans être lesbienne, il y en
avait une que j’aimais particulièrement. Une amie
intime. Mais à l’époque comme
j’étais encore jeune, je ne savais pas ce
qu’était ce sentiment envers cette amie si proche.
Mais si d’autres amies s’en approchaient, je
pouvais ressentir une forte jalousie et par moments j’en
arrivais à me demander si ce n’était
pas de l’amour. C’était une
époque où je ressentais des sentiments complexes
que j’essayais d’analyser. Et comme
j’avais déjà l’intention de
devenir auteur de manga, je m’étais promis que
plus tard j’écrirais sur ces
sentiments-là. C’est de là que vient Blue. Mais
bien sûr le récit est accentué par
rapport à mon expérience effectivement
vécue. Parce que c’est une construction fictive
aussi.


J’ai
l’impression que tous vos récits sont nourris,
sinon d’autobiographie au sens direct, au moins
d’une observation très précise de ce
qui vous entoure…

Pour le moment
les lecteurs français ne connaissent sans doute que Blue
mais j’ai publié environ sept livres, et dans tous
ces livres j’ai le sentiment de n’avoir jamais
écrit de mensonge. J’écris des
histoires qui ne sont qu’en partie de la fiction. Dans les
sentiments des personnages et dans les phrases du texte,
j’écris ce que je pense. Dans les phrases, je mets
ce que j’ai moi-même ressenti. Mais pour faire
ressortir ces éléments dans le fil
d’une histoire, je souligne, ou j’ajoute des
éléments fictifs, des histoires
inventées.


Blue a
été adapté au cinéma, avec
des acteurs. Pouvez-vous nous dire un mot de ce film ?

Concernant le
film, quand je l’ai vu, pour être franche
j’ai pensé qu’il
s’agissait de quelque chose de très
différent du livre. Il y avait comme un lien de sang, comme
entre deux cousins qui ont un vague air de famille. Mais cela dit, le
fait qu’une autre personne s’intéresse
au même sujet que moi ça m’a fait
très plaisir. Je suis intervenue à quelques
moments pendant la préparation du film. D’abord au
moment de choisir les comédiennes pour les personnages
principaux des deux filles, j’ai obtenu
d’être présente : dans un film
avec des acteurs, les visages prennent tout à coup une forme
réelle et fixée, alors que dans la manga
c’est plus flou. J’ai également
donné mon avis pour la musique. Personnellement, pendant que
je travaillais à l’écriture de Blue,
j’écoutais toujours la même musique.
Cette musique reste associée à l’album
pour moi et je n’aurais pas aimé qu’une
musique totalement différente accompagne le film.
J’ai donc obtenu de pouvoir discuter aussi avec le musicien
qui a travaillé au film, Otomo Yoshihide. Je lui ai
demandé de prendre appui sur la musique folklorique des
Andes. Je la mettais sans arrêt en travaillant et ce rythme
à quatre temps - Don, Don, Don, Don - avait quelque chose
d’un peu triste mais en même temps de
très dynamique. Ça me semble coïncider
parfaitement à cette profonde tristesse des adolescentes qui
en même temps regorgent d’énergie pour
tenter d’aller de l’avant.


Une chose qui
m’a frappé dans Blue, c’est que non
seulement les deux protagonistes se ressemblent, mais qu’en
plus il y a comme un échange d’apparences entre
elles, avec la scène de la coupe de cheveux, au milieu de
l’album.

Je suis
très contente que vous l’ayez remarqué.
C’est exactement ce que je voulais faire. Il y a une
expression japonaise, “ge-koku-jô” qui
veut dire que celui qui se trouvait en bas se retrouve en haut et
inversement ; c’est comme un coup de
théâtre, un renversement des positions. Kirishima
ressent tout d’abord beaucoup d’admiration pour
Endo et cela la rend timide, tendue, mais au bout d’un moment
elle dépasse Endo, elle devient plus forte
qu’elle. J’avais envie de décrire ce
processus initiatique d’admiration puis de
dépassement.


Mais ce qui est frappant,
c’est que vous suggérez ce renversement
à travers quelques cases, des détails graphiques
presque abstraits…

Ce que je voulais
faire à l’époque, c’est une
manga qui pourrait être relue plusieurs fois. Et donc
ça me convenait qu’on ne comprenne pas tout
dès la première lecture. Qu’il y ait
une ambiguïté pour distinguer les personnages.
Qu’après avoir regardé un certain
nombre de fois on s’aperçoive que les cheveux ont
poussé de quelques centimètres et qu’on
se dise alors qu’un trimestre a dû
s’écouler. La scène de la coupe de
cheveux ne dure que quelques cases, mais elles sont chargées
de plusieurs significations. Quand j’ai écrit
Blue, j’avais 23 ans. Maintenant, j’en ai 32.
à l’époque, je me permettais des
constructions qui ne me viendraient plus à
l’idée maintenant. C’était
sans doute dû à ma jeunesse. Les idées
étaient très libres, souples… Dans la
scène de la coupe de cheveux, les mèches qui
tombent sur le sol, j’ai l’impression que je ne
pourrais plus faire ce genre de dessin maintenant.


Contrairement
à la plupart des mangakas, vous travaillez seul, sans le
moindre assistant…

Comme je prends
ma vie quotidienne comme matière de mes histoires, que
j’ai envie de mettre en images ce que je ressens, il
n’est pas possible de produire beaucoup. Je ne pourrais donc
pas assurer la subsistance d’assistants. Et puis,
mes histoires,je veux être la seule à les mener du
début jusqu’à la fin. Je n’ai
pas envie de faire appel à d’autres. Je sais que
beaucoup d’auteurs délèguent les
décors à des assistants, mais en ce qui me
concerne les décors ne sont pas moins importants que le
reste et je veux qu’ils soient dessinés exactement
dans le même style. Je voudrais qu’un lecteur qui,
après avoir lu plusieurs fois, commence à se
lasser de relire l’histoire, puisse regarder les
décors dans le détail et s’apercevoir
par exemple que les chaussures qui étaient ici un peu plus
tôt sont passées là et que
c’est donc que le personnage est sorti entre-temps par
exemple. Les décors deviennent ainsi des personnages
centraux et donc il n’y a que moi qui puisse les dessiner.


Pouvez-vous
évoquer votre façon de travailler ?

D’abord,
ce sont des phrases qui me viennent en tête, dans le courant
de ma vie personnelle. Par exemple, si j’ai un chagrin
d’amour et que je pleure, des phrases me viennent
à l’esprit et j’ai beau être
vraiment déchirée et en larmes, je me dis que
ça va pouvoir me servir. Alors, je note et puis je me remets
à pleurer. Mais ces sentiments-là sont vraiment
à l’état brut. Pour les mettre
à profit dans l’histoire, je rajoute un peu de
chair autour, je les intègre dans des
événements. Et puis je
réfléchis à la
représentation du personnage en fonction de ce
qu’elle fait. Est-ce qu’elle a plutôt les
cheveux longs ou une mignonne coupe très courte ?
Etc. Pendant une longue phase, je ne dessine pratiquement pas. Je me
représente les personnages dans ma tête, mais sans
les dessiner immédiatement. Et puis quand je me mets
à dessiner, je recommence des dizaines de fois. Si le trait
ne correspond pas exactement à ce que je veux obtenir, je
peux recommencer et recommencer encore. Il peut m’arriver de
passer quatre heures juste pour dessiner un profil.


Avez-vous
l’impression de travailler plutôt pour un public
féminin ?

Je ne pense pas
tellement au lecteur. Au début on a pensé que
j’écrivais pour les femmes, simplement parce que
je suis une femme et que beaucoup de mes personnages sont des femmes.
Mais ces derniers temps je sais que je suis aussi lue par des hommes et
ça me fait plaisir. Ainsi je me sens dans le même
monde que Tsuge Yoshiharu ou Okazaki Kyoko, je suis très
heureuse de me compter parmi eux.


Pensez-vous que les
mangas soient une forme idéale pour exprimer
l’émotion, les subtilités
psychologiques ?

Je ne me pose pas
vraiment la question. Personnellement, je ne peux rien faire
d’autre que les mangas. Pour moi les mangas sont donc le
meilleur moyen d’expression des sentiments. Mais je
pense qu’il est naturel que pour certains ce soit le
cinéma, pour d’autres la musique.

Les mangas ont
sans doute leurs limites. Mais tout est dans le pari
d’essayer de les repousser aussi loin que possible.
J’ai envie d’aller toujours plus loin. Et
même si je me heurte aux limites, je ne veux pas
m’avouer vaincue. Je veux rester mangaka jusqu’au
bout. Peut-être qu’un jour je ferai un album de 200
pages complètement noires avec juste à la
fin : « au revoir ! portez-vous
bien ! ». Vous pensez pas que ça ferait
un beau livre ?


Tokyo, septembre 2004.